Parcours ethnographique en ligne et politiques d'accès aux documents

Voici le texte rédigé d'une communication que j'ai faite à l'automne dernier au congrès de l'AFEA. Elle s'insérait dans un panel qui traitait des ethnographies en ligne. La question, qui peut sembler entendue dans les web studies et les digital humanities ainsi qu'en socio et en info-com, a provoqué, à notre grande surprise, un mini-tollé en... ethnologie. Rien de grave, toutefois.
Cette communication, alors même qu'elle fut plutôt poussive en live et que ce sont les questions des auditeurs qui la sauvèrent à mes yeux, m'a permis d'engager la réflexion qui a généré plus tard le plan de la conférence HiNT en mars 2012, et notamment l'idée qu'il est impossible de distinguer dispositif technique et matériau culturel, et de ne s'attacher à l'étude que l'un des deux, dès lors que l'on travaille à une ethnographie du web.


I. Deux troubles ethnographiques et un parcours documentaire

Technology is neither good nor bad; nor is it neutral... technology's interaction with the social ecology is such that technical developments frequently have environmental, social, and human consequences that go far beyond the immediate purposes of the technical devices and practices themselves.
M. Kranzberg (Kranzberg, 1986, p. 545) cité par d. boyd & K. Crawford (boyd & Crawford, 2011 p. 1)

Comment un ethnographe peut-il produire des données lorsqu'il enquête sur le web de l'intime, de la rencontre et de la pornographie ? Pour développer cette question de méthode, il me faut aborder entre les lignes l'existence de deux troubles liés profondément à l'activité des ethnographes. D'abord, un trouble lié au compte-rendu, à la description en ce qu'elle draine de vocabulaire, de rhétorique, d'enjeux à la représentation, etc. et, plus précisément, à l'accountability des ethnométhodologues qui implique que le terrain soit observable, rapportable, descriptible et « résumable à toute fin pratique » (Garfinkel, 2007). Grossièrement on peut illustrer ce point par la question de savoir ce que l'on décrit lorsque l'on « explore » un réseau social sur le web, et que pour cela, on se trouve seul face à l'écran d'un ordinateur. Le second trouble, lié au premier de façon assez directe dans le contexte du web, est celui de l'écriture (Jeanneret et al. 2003), et de la documentation (Georges, 2010, p.148) ou plutôt du « déjà-documenté » qui provient du fait que les pratiques en lignes ont quelque chose à voir avec la manipulation de documents, une manipulation supplémentaire et antérieure à celle qui caractérise l'activité ethnographique, ce qui, dans le fond, doit pousser l'ethnographe qui travaille en ligne à ne jamais se retrancher derrière un rôle passif d'archivage des données numériques, mais à interroger la possibilité et les manières mêmes de cet archivage.

Ces deux troubles ont à la fois paralysé et nourrit mon travail d'enquête et de compte rendu pendant de longues années parce qu'ils n'apparaissaient jamais directement comme les problèmes que je rencontrais sur le terrain, problèmes que j'associais toujours plutôt aux contenus des discours tenus par les internautes, affaires de sexualité, de conceptions de la relation amoureuse, de savoir/découvrir qui ment, qui est sincère, etc., qu'à des problèmes de documentation et de compte rendu ethnographique. D'une certaine façon, il m'a fallu considérer mon travail comme une activité ethnographique plutôt qu'une simple collecte de données pour pouvoir enfin commencer à rendre compte du terrain ; avant cela, avec la meilleure volonté du monde, je ne trouvais jamais la bonne manière de présenter dans son ensemble le corpus que j'étais en train de produire, et me contentait d'en présenter des portions minuscules.

Faire une ethnographie en ligne, c'est d'abord se donner pour objectif d'effectuer un parcours en ligne avec des moyens à peu près équivalents à ceux dont disposent la majorité des internautes (« no bigdata, no backoffice, just a mouse, my eyes and a keyboard »). Il s'agit donc d'avancer de page web en page web, de profil en discussion, de site perso en plateforme de partage ou en réseau social, au point de comprendre que l'activité des internautes, comme celle de l'ethnographe, peut être interprétée comme une suite de circulations (Boutet, 2008, p.448-449), de parcours de documentation. Surtout, en procédant ainsi, on réalise qu'il leur arrive régulièrement d'interpréter eux-mêmes leur parcours comme lié à de la documentation, et à d'autres moments d'être confrontés à ce type d'interprétation par d'autres internautes ou bien par les interfaces des sites web, sans qu'ils l'aient choisie de leur plein gré.

II. Inscription, identification, politique d'accès à la documentation

Assez vite, alors que je collectais des Pages Persos à Caractère Sexuel, des histoires de « premières fois » sur des forums, des conseils et des confessions sexuelles et affectives, mais aussi les photos d'exhibitions et les présentations de soi, j'ai dû faire face à un problème qui ne semblait pas a priori capital mais restait néanmoins incontournable : il fallait s'inscrire sur la moitié des sites que je fréquentais, et tout particulièrement sur les sites de rencontre. De manière générale, il faut se défaire de l'idée que le web serait un espace lisse, sur lequel on circulerait par une sérendipité guillerette et innocente : si l'internaute peut se laisser aller à naviguer sur le web le « nez au vent » et sans conditions, c'est précisément parce qu'il se trouve le plus souvent sur des canaux bien balisés. Au contraire donc, le web est relativement strié (Deleuze & Guattari 1981), et, si c'est une surface, alors, celle-ci est grêlée de péages, de passages, de ponts et de portes, à l'endroit desquels il est requis de fournir des informations sur soi, et parfois aussi de payer un abonnement ou un droit d'accès. Le web n'est pas homogène de ce point de vue là, et l'obligation de s'inscrire engage des inflexions importantes dans le parcours au sein des documents, particulièrement pour l'ethnographe, et ce, même si la majorité des chercheurs ayant publié sur les sites de rencontre n'évoquent jamais ce problème dans leurs analyses (Lardellier, 2004 ; Illouz, 2006) (Kessous, en 2011, commence à aborder bien plus frontalement la question).

En effet, sur certains des sites web où l'on doit s'inscrire, les documents que l'on consulte, les profils des internautes par exemple, ne seront pas les mêmes selon la présentation et l'identification que l'on aura soi-même effectuées. Ce que l'on déclare être agit sur ce que l'on a le droit de lire ou de regarder. Ce type de sites, dont les sites de rencontre généralistes sont le modèle, distribue l'accès aux documents : une fois que l'on a déclaré être « un homme cherchant une femme », il ne proposera plus que de consulter des profils de « femmes cherchant des hommes ». Tout est parfait, l'interface technique automatise la mise en relation selon des critères simples, dans notre exemple l'orientation hétérosexuelle, comme règle d'affinité unique et définitive entre genres distincts. Le travail de l'ethnographe est assez simple concernant les inscriptions puisque celles-ci suivent des logiques binaires concernant le genre des individus comme les types de relations, homme/femme, hétéro /homo, le reste est à la charge des internautes. Aussi, pour explorer le site et comprendre ce qu'il s'y passe, comment les internautes s'y présentent, comme ils se contactent, comment ils se séduisent, s'excitent ou se brouillent, l'ethnographe devra régulièrement fournir de fausses informations à l'entrée sur le site. Sans cela, pour reprendre l'exemple cité plus haut, il ne pourrait jamais consulter les profils des hommes s'il s'identifie uniquement comme un homme, ou ceux des femmes s'il s'identifie uniquement comme une femme.

Tout au contraire, d'autres sites de rencontre, le plus souvent ouvertement sexuels/pornographiques ou bien tenus par des libertins, des bisexuels ou des trans, ne partagent pas ce type de gestion des accès aux documents : ils autorisent l'ensemble des internautes à naviguer entre tous les profils qu'ils hébergent, quelles que soient leurs déclarations identitaires à l'inscription. L'internaute se disant « homme cherchant femme » trouvera toujours des « femmes cherchant homme », mais ce sera son affaire et celle de ses interlocuteurs et non celle de l'architecture technique du site. On peut distinguer 3 politiques d'accès à la documentation, que j'ai, ailleurs, appelées fermée (du type rencontres généralistes ou « affinitaires »), ouverte (du type rencontres bisexuelles ou SM), et semi-ouverte (du type des sites gays et lesbiens fermés sur le genre et ouverts sur les déclarations d'identités sexuelles). On note des disparités et des récurrences sur le terrain : plus un site voudra donner une image sentimentaliste, plus il fermera les accès aux documents. Plus il sera sexuel, que ce soit le contenu des images/textes, ou bien l'hypersexualisation stéréotypique des identités minorisées (bi/trans/SM), plus il laissera les internautes consulter n'importe quels documents. En effet, sur ces sites web, la déclaration initiale d'identité ou de goût, ne peut plus être automatisée du fait que les identifications bi/trans/libertin/Sm ne permettent pas de déduire une stabilité et une simplicité (en fait une binarité, le fait de penser ensuite que les choses binaires sont plus simples relève d'un pur jugement de valeur) des désirs et des pratiques en-ligne ou hors-ligne. C'est-à-dire que d'une information concernant le genre déclaré d'un internaute, il ne sera plus jamais possible de déduire systématiquement ce qu'il voudra voir/lire comme image/texte ou bien avec qui il entrera en contact. Si ce n'est pas un problème pour les internautes, qui pourront toujours s'interroger les uns les autres, il n'est plus possible pour le site de traiter les données massivement, automatiquement et systématiquement.

III. Les Fakes comme outils heuristiques et le chercheur comme travailleur du sexe

Avec ces trois politiques d'inscription différentes selon les sites, le web offre à l'ethnographe trois façons de produire son parcours en ligne, l'une qui le sollicite comme simple lecteur « neutre » puisqu'il peut tout voir quoi qu'il déclare pour pouvoir voir (Kaufmann 2010, p.199 ; Georges op.cit. p.52), une autre qui le sollicite « personnellement » (Lardellier op. cit., p.24), lorsqu'il doit s'identifier et qu'il le fait avec des catégories qui lui sont « familières », les « siennes », et une troisième qui fait de lui un faker, lorsqu'il doit produire des identifications fausses, falsifier des formulaires d'inscription pour pouvoir accéder, archiver et rendre compte du terrain. Le chercheur peut alors considérer la falsification comme un simple artefact méthodologique servant à régler un problème technique d'accès. Mais s'il fait son travail d'ethnographe, il ne se contentera pas de décrire les modalités d'accès au terrain, et s'investira aussi dans les discussions en ligne, l'une des activités principales des internautes après la consultation des profils et/ou des images. Là, il devra opérer avec sa liste de faux profils, à moins de faire le pari dès le départ qu'il n'existe aucune disparité liée au genre ou aux identités sexuelles dans les pratiques et les présentations de soi en ligne, pari au demeurant très peu raisonnable (Cardon, 2008 p. 106). Autant dire que les politiques d'accès aux documents, comme les manières que le chercheur aura de les contourner structurent profondément les connaissances que celui-ci produira du terrain, et lui laisser supposer qu'il en sera de même pour les internautes, au point de devoir considérer le web comme une technologie de genre (De Lauretis, 2007 p.40-41), un dispositif médiatique qui participe, en tant que dispositif technique (et non comme « monde » ou seul « environnement ») à la production des identités de genre et des rapports genrés entre les internautes.

Surtout, les fakes, les faux documents qui autorisent l'ethnographe à accéder à une diversité de documents en ligne, participent de la construction/modification/transformation de sa propre culture de l'intime, de la sentimentalité et de la sexualité (en commençant par la mise au pluriel de leurs pronoms). Le web joue sur deux niveaux à ce moment-là : d'abord il sert de ressource encyclopédique afin d'augmenter quasi mécaniquement la culture du chercheur : par exemple, je n'avais pratiquement jamais vu de film pornographique de ma vie avant de travailler sur le sujet. À un autre niveau, je n'avais jamais discuté avec un homme hétérosexuel de cinquante ans qui pense que je suis une femme disponible pour entendre et répondre à l'expression de ses désirs. J'ai du improviser certaines manières de répondre, solliciter certaines compétences qu'il ne m'avait jamais été donné de solliciter dans ma propre vie auparavant. Plus généralement, je n'avais jamais joué de rôles changeant en fonction d'identifications variables, le tout s'appuyant sur la construction de documents autant que sur le fait même de ne pas faire allusion en ligne à la dimension documentaire de ces activités. Les ressources intimes, sexuelles et sentimentales qui étaient les miennes durent faire l'objet d'une « mise-à-jour » radicale, d'une augmentation certaine, déconstruisant la majeure partie de ce que mes identifications « naturelles » auraient induit (au début de cette enquête : éduqué dans un monde d'enseignants, en couple avec une femme, homme, petit bourgeois critique sur la notion de couple, sans convictions aucune sur la distinction entre amitié et amour, monogame par désintérêt pour l'infidélité, post punk-sentimentaliste, etc.).

La performance/-ativité de mes identifications multiples, et surtout des petites phrases que je devais écrire parfois, ou des images qu'il me fallait composer, toujours nécessaires pour continuer à avancer sur le terrain, faisait que j'étais grosse, soumis-bâtard, sportif, salope ou « lope » tout court, néo-zélandais, butch (dont la masculinité n'a rien à voir avec la mienne...), latino-a, friqué-e, bear (« ours », manière de se distinguer des standards corporels gays pour certains hommes corpulents/massifs et/ou velus), divorcé-e, etc1. Surtout, mes identifiants multiples, tous aussi faux (sauf certains !), mais tous aussi troublants et efficaces lorsque j'arrivais à me familiariser avec leur usage en ligne, m'ont permis de découvrir des pratiques, des manières de faire sentimentales ou sexuelles qui m'étaient totalement inconnues jusqu'ici (les sociabilités et les sentimentalités SM entre master et slave, la multiplicité des significations toujours très locales des définitions de « lesbiennes », les discours promouvant les pratiques sexuelles non-génitales comme ars erotica, les sexualités en ligne, par webcam, par consommations porno comme activités « relationnelles intenses », etc.). Cette augmentation de la culture intime de l'ethnographe n'est pas quelque chose de léger, simple et aseptisé, et, pour partager un certain romantisme méthodologique2 avec J. Favret-Saada qui donne une part majeure aux affects dans son œuvre, on peut se représenter le processus comme une lutte violente entre les ambitions académiques, méthodologiques et théoriques du chercheur, et ce qu'il est capable de supporter de contradictions, d'errances et de curiosité sur le terrain comme dans sa vie personnelle, précisément parce qu'une part importante de sa vie est devenue ce terrain (Favret-Saada, 2009 p. 148-161).

Ce conflit interne se dissipe et se réalise, en quelques sortes, lorsque l'ethnographe passe un seuil que je qualifierais d'épistémologique et s'autorise à raconter ce conflit plutôt qu'à parler des données elles-mêmes, à en rendre compte. À ce moment, il s'autorise sans détour à sexualiser la figure même du chercheur (Paasonen 2007), figure habituellement nimbée d'une neutralité sexuelle minimale qui freinait jusqu'ici sa réflexion. À un certain moment, il faut savoir perdre la figure traditionnelle du chercheur de vue, pour enfin pouvoir en solliciter les ressources pratiques. L'ethnographe en ligne comme travailleur du sexe, donc, parce qu'il a mis en jeu sa culture sexuelle et sentimentale, ses affects, les représentations de son corps, de ses partenaires, etc., qu'il a désubjectivé certains de ces traits culturels, qu'il en a capturés d'autres à droite et à gauche et surtout qu'il a développé une certaine mobilité dans tout ça, comme doivent le faire les prostitué-es, les animatrices de téléphone/minitel rose, comme le font les personnes minorisées/marginalisées dans leurs usages des réseaux sociaux (Cardon op. cit. p.122), etc. La différence avec une définition plus classique des travailleu-r-se-s du sexe se situe dans le fait que le chercheur n'a pas eu à sa disposition d'identité professionnelle qu'il pouvait s'accaparer en route, rien de rien, parce que son métier, et la figure du chercheur en général, correspondent a priori à des activités « sexuellement neutralisées ». Ce qui ne signifie pas, d'ailleurs, que son travail d'exploration et de discussion en ligne, de partage et de visionnage de documents, ne seront pas, parfois, considérés comme de la simple consommation de pornographie ou bien comme nécessitant une certaine perversité, donc bien compris comme se plaçant dans l'ordre du sexuel3. Au lieu d'argent, le chercheur a simplement gagné un peu de savoir, de quoi produire son compte-rendu, et une perspective nouvelle sur le sujet, comme s'il avait acquis une nouvelle culture intime de par son activité scientifique, une sexualité scientifique, une sexualitas scientifica4 plutôt qu'une scientia sexualis, pour ainsi dire.

IV. Dispositif socio-technique de documentation et normes de l'intime

Mes identifiants falsifiés m'ont permis non seulement de faire travailler ma culture de l'intime, mais m'ont surtout mené à modifier complètement ma conception du terrain au fur et à mesure que je comprenais différemment les enjeux des pratiques des uns et des autres en ligne ainsi que la documentation de leurs pratiques hors-ligne. Il s'est agit d'absorber l'essentiel des tensions générées par le croisements des différents paradigmes qui structurent les déplacements sur le web, ceux des internautes comme celui de l'ethnographe. Ainsi, tout au long de l'enquête, il devenait clair que la singularité de mon parcours me donnait les moyens de rendre compte de la dimension normative du dispositif socio-technique. En premier lieu, c'est d'ailleurs la vision d'un dispositif sexuellement neutre par endroit, celui des sites plus ou moins modérés ou censurés comme les sites de rencontre mainstreams, qui me posait problème, parce que je n'arrivais pas à expliquer certaines disparités ou tensions dont je récoltais pourtant les traces en ligne.

Il m'a fallu comprendre que la notion de sexualité, et l'articulation de cette notion avec les pratiques de documentation en ligne était toute relative d'abord, et dépendait de la manière dont je considérais par ailleurs le dispositif technique. En fait, je n'avais pas compris encore que le web était le lieu d'expression de discours tenant ensemble technique, technologie, et sexualité, dans un appareillage très minutieusement serré ne laissant place ni à la réification d'une technologie neutre ni à celle d'une sexualité vraie/authentique. À croire que penser une technologie comme neutre aurait quelques connexions avec le fait de concevoir la sexualité d'un point de vue essentialiste. Les cultures sexuelles offrent des ressources sémio-techniques pour qualifier des relations entre les internautes, ressources qui sont évidemment antérieures à l'existence même du web, mais qui viennent se croiser avec les ressources documentaires du web, en réinterprétant la technologie elle-même depuis les cultures sexuelles5. Dans ce mouvement, j'ai fini par inclure, des années après l'avoir exclue, la pornographie, en la considérant comme une pratique sexuelle de la documentation, plutôt que seulement comme un type de document à caractère sexuel (sous-entendant toujours malgré tout qu'on en a un usage sexuel). Dès lors, il ne m'apparaissait plus du tout anodin de constater que certains sites censurent les contenus pornographiques et en interdisent l'accès (ce sont les sites se disant « généralistes » -excluant ainsi toute spécialité, anormale par définition- qui se positionnent concrètement comme producteurs d'un web sexuellement neutralisé) alors que d'autres laissent les internautes libres de consulter ce qu'ils désirent. Les sites web dont l'architecture semble ne recouvrir aucune pornographie sont en fait ceux dont l'architecture technique se trouve être la plus tendue sexuellement ; ils sont produits comme « sexuellement neutres », ils sont manifestement « sexuellement neutralisés » et président à des usages sexualisés de documents non-sexuellement explicites.

Pour résumer, je pensais d'abord avoir à faire à un dispositif technique neutre me montrant une variété d'identités et de pratiques sexuelles, puis j'ai pensé étudier un ensemble de cultures sexuelles investissant différemment un dispositif technique au point de créer divers objets à étudier. Je me suis retrouvé au final à comprendre d'abord que je ne pourrais jamais organiser la distinction nette entre le dispositif technique et les cultures qui l'investissent d'une façon ou d'une autre, que si le dispositif est un dispositif au sens foucauldien du terme, c'est précisément parce qu'il est constitué par et constitue en retour ces cultures de l'intime. C'est la dimension à la fois toujours documentaire et toujours relationnelle du web qui m'a permis de rester, de tenir en équilibre sur ce fil, et de travailler à faire l'expérience de ce dispositif, invisible à mes yeux sans une posture ethnographique. Au final, ce que j'ai appris, c'est à déplacer plutôt qu'à dépasser définitivement la limite de mes connaissances et de mes savoirs. Je l'ai fait contre ma propre culture scientifique avant tout, puisque, comme F. Vörös le rappelle en citant G. Rubin « l'anthropologie reste prise au piège des situations sociales où elle s'exerce, et elle a infiniment moins pensé les implications de ses préjugés en matière sexuelle qu'elle n'a pensé d'autres formes de condescendance rationnalisée », Vörös réitérant pour le coup l'appel de Rubin à développer en conséquence une ethnographie queer.

Bibliographie :

Boutet M. 2008 S'orienter dans les espaces sociaux en ligne. L'exemple d'un jeu, Sociologie du travail n°50, pp.447-470

boyd d. & Crawford K. Six provocations for bigdata (September 21, 2011) A Decade in Internet Time: Symposium on the Dynamics of the Internet and Society, September 2011. Available at SSRN: http://ssrn.com/abstract=1926431

Cardon D. 2008/6 « Le design de la visibilité » Un essai de cartographie du web 2.0, Réseaux, n 152, p. 93-137. DOI : 10.3917/res.152.0093

De Lauretis T. 2007 Théorie queer et cultures populaires. De Foucault à Cronenberg, Paris, éd. La Dispute

Deleuze G. & Guattari F. 1981 Mille Plateaux, Paris, éd. Mille et une Nuit

Garfinkel H. 2007 Recherches en ethnométhodologie, Paris, éd. PUF

Georges F. 2010 Identités Virtuelles. Les profils utilisateurs du web 2.0, Paris, éd. L>P

Illouz E. 2006 Les sentiments du capitalisme, Paris, éd. Seuil

Jeanneret Y. Lemarec J. Souchier E. 2003 Lire, écrire, récrire : objets, signes et pratiques des médias informatisés, Paris, éd. BPI – Pompidou

Kaufmann JC. 2010 Sex@mour, Paris, éd. A. Colin

Kranzberg M. 1986 « Technology and History: Kranzberg's Laws »,Technology and Culture vol.27, no. 3, pp. 544-560.

Lardellier P. 2004 Le cœur net, célibat et amours sur le web, Paris, éd. Belin

Paasonen S. 2007 Strange bedfellows : pornography, affect and feminist reading, Feminist Theory vol. 8(1): 43–57. SAGE Pub. DOI: 10.1177/1464700107074195

Pailler F. Redéfinition numérique des sexualités : pratiques documentaires et architecture des sites de rencontre en ligne, communication au RT16 lors du 4ème congrès de l'AFS tenu à Grenoble en juillet 2011

Vörös F. « L'anthropologie queer de Gayle Rubin », Lectures [En ligne], Notes critiques, 2011, téléversé le 05/09/2011, consulté le 29/12/2011 URL : http://lectures.revues.org/6241


  1. Faire une liste exhaustive ou pertinente (c'est-à-dire neutre au sens de Barthes) de ces catégories/rôles est tout bonnement impossible. Ne pas faire de liste est égal à renoncer à inscrire dans le texte, et donc sous les yeux du lecteur, un couple impossible, une juxtaposition improbable de deux, au moins, de ces catégories. Cette juxtaposition, si elle fait « mouche », je l'espère, permettra non pas de donner l'ampleur de mes compétences à produire des personnages (certains ont très mal « pris » sur le terrain), mais plutôt de laisser entrevoir l'épaisseur du souci à ne pas ignorer ou déconsidérer a priori l'ensemble de ces catégories. 

  2. Je veux dire par là qu'il ne s'agit jamais, dans une note méthodologique, de ne rendre compte que d'un protocole, de la façon la plus neutre possible : Ce qui provient de J. Favret-Saada et m'a accompagné tout au long de mon terrain, c'est la capacité à mettre en scène les enjeux et leur intensité qui la « produise » comme sujet sur le terrain. C'est dans ce sens esthétique et existentiel que j’entends le substantif « romantisme ». 

  3. Notons bien que la consommation de pornographie, dans la vie courante, n'est que rarement pensée depuis la position et l'activité des professionnel-le-s qui doivent, par exemple tenir des dialogues à caractère sexuels avec les abonnés à un service de minitel rose, et qu'il est plus simple de considérer les travailleur·ses comme des employé·es « robotisé·es » et donc aliéné·es : le caractère pornographique d'un média est encore essentiellement dépendant de la position de récepteur dans un schéma de communication abstrait même si cet imaginaire est en train de changer progressivement depuis dix ans et la massification des usages de la pornographie interactive et amateure sur le web. 

  4. Que l'on pourrait comprendre comme le point d'impact et de problématisation entre des savoirs sexuels et une libido sciendi mais dont la spécificité « scientifique » retomberait dès lors que l'on voudrait déployer le problème... 

  5. Par exemple, comment le dispositif reconfigure-t-il les identifications utilisées par les internautes, lorsque ceux-ci peuvent discuter ou se masturber en ligne avec d'autres internautes qui seraient incompatibles normalement avec leurs identifications sexuelles sans forcément devoir produire une nouvelle identité ? 

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