#streamingfury 1

Les définitions du streaming, les représentations de ses usages et de ses usagèr·es

Il est des jours où rentrer très tard du boulot à pied est un peu compliqué surtout si l'on rajoute le fait de tout de même jeter un oeil à ses tweets avant d'aller se coucher : l'autre soir, je vois passer cette infographie fournie par les Ecrans, le site techno-geek de libé. En une fraction de seconde ce dessin m'avait définitivement réveillé et pour tout dire rendu hystérique dans ma cuisine : il fait une erreur sur un point très simple, et, en plus, il le fait par manque de pratique du terrain sur lequel il prétend donner une leçon. L'information centrale de l'infographie affirme que le streaming n'engage aucune copie de fichier sur l'ordinateur de l'internaute et explique que c'est le principe de fonctionnement de sites web tels que megavideo (le site siamois de megaupload fermé le 19 janvier dernier) ou deezer. Voilà le problème, puisque c'est absolument faux, mais pour bien le comprendre il faut reprendre un peu comment on en arrive à parler de streaming pour deezer, youtube, ou megavideo. Ce qui va nous permettre de tracer quelques unes des lignes de forces qui président à la définition d'une technologie, des pratiques qui lui sont associées, et des représentations de l'utilisateurs qui s'y associent.

infographie libé sur le streaming

Définir le streaming

Le streaming, en principe, n'engage effectivement pas de copie de fichier sur le disque sur de l'internaute : il consiste en l'envoi des données audio ou video entre un ordinateur émetteur (un serveur) et un ordinateur récepteur (un client) chaque fois que le second en a besoin pour continuer la diffusion. Exactement comme le chargeur d'un projecteur de cinema alimente le projecteur image par image en faisant défiler la pellicule. Sauf que c'est un vœux pieux, dans la mesure où ce principe, pour être respecté, coûte très cher en matériel et en bande passante. Aussi, on a inventé le progressive download ou progressive streaming, qui offre un "effet streaming" pour l'internaute qui consulte la vidéo, tout en étant techniquement, en fait, un téléchargement classique, c'est-à-dire la copie d'un fichier du serveur sur le disque dur de l'ordinateur client. Sauf qu'on ne rend pas visible dans l'interface, ou, au moins, on ne s'étend pas sur le fait que la procédure technique qui est représentée par l'interface n'est pas du tout du streaming (nous allons y revenir) !

Voilà pour la grosse boulette de l'infographie. En plus, il suffit de taper "comment fonctionne le streaming video ?" dans google, pour constater, non seulement l'existence du streaming progressif (de "l'effet streaming") mais aussi pour réaliser que les internautes ont largement exploité cet effet. : google, dès sa première page de résultats, ne renvoie aucune explication neutre du procédé technique du streaming, mais oriente directement vers des conseils pour copier et archiver le fichier enregistré en douce par "l'effet streaming". Le côté amusant de cette sélection de réponses par google se situe dans le fait que l'on peut d'ores et déjà considérer que les pratiques des internautes, de certains d'entre eux suffisamment nombreux pour occuper la première page de liens du pageranking googlien, n'ont pas de problème pour comprendre que cet "effet streaming" est avant tout un discours sur la technique plutôt qu'une description objective de celle-ci. En somme, ils savent faire la différence entre une représentation d'une procédure technique dans une interface et la procédure technique elle-même, ce que n'a pas su faire, par contre, le journaliste de Libération.

Définir des sites web comme des sites de streaming plutôt que de téléchargement

Un autre problème que contient cette infographie est celui de la liste de sites web donnés en exemple de sites utilisant le streaming-qui-ne-copie-pas-de-fichier-sur-l-ordinateur : pas de chance, deezer copie des fichiers flash sur tous les ordinateurs qui y écoutent de la musique, megavideo aussi. Ajoutons que youtube, dailymotion et bien d'autres encore utilisent ce même procédé du download progressif qui veut qu'un fichier soit lisible avant d'être complètement téléchargé sur le disque dur pour donner "l'effet streaming". L'actualité brûlante pour megaupload/megavideo de ces derniers jours a probablement influencé l'infographiste qui, à entendre parler toute la journée, pendant trois jours, de la fermeture des "sites de streaming", n'a pas jugé utile de s'interroger sur la réelle capacité à streamer de ces sites. Pourtant, les sites eux-mêmes donnent une piste lorsqu'ils affichent dans les barres de téléchargement sous les vidéos que l'on consulte, le niveau de celui et la probabilité de son achèvement prochain, ie. avant la fini de la lecture de la video (l'image qui suit provient du site askleo.com, un site facile à trouver sur le web...).

barre de progression YT

Heureusement, c'est là que l'infographie nous permet de comprendre l'un des rouages de cette confusion sur le streaming : la différence marquée entre megaupload, annoncé comme site de direct download, et megavideo annoncé comme site de streaming est symptomatique d'une confiance aveugle en l'interface de l'OS de la machine comme des sites web eux-mêmes, c'est-à-dire en la suite d'informations qui sont fournies à l'utilisateur pour orienter/diriger/définir son parcours entre les données. Quelle est la différence entre megaupload et megavideo ? structurellement, aucune puisque les deux sites utilisent la même base de données. Par contre, ils offrent des "front-end", des façades, différents racontant/définissant chacun des usages différents. On peut ajouter, que concernant les vidéos et leur visionnage, nombre de sites tiers, de type dpstream.net, servent de façade à la base de données des videos en lieu et place de megavideo, tout en y ajoutant forums, outils de curation, etc. Ainsi on peut avoir passé les trois dernières années à regarder des séries télé provenant de megavideo sans avoir jamais vu le site lui-même. Donc la différence que fait notre infographiste entre direct download et streaming tient dans ce que veulent bien raconter les interfaces, et comment ces dernières permettent à l'utilisateur de se représenter les activités qu'il mène en ligne, pas dans ce que l'observation de la machine elle-même lui aurait laissé entrevoir (c'est-à-dire des manières distinctes et problématisables d'en rendre compte).

Streaming fury, le retour

En fait, ce qui m'a vraiment agacé dans cette erreur d'infographie, c'est le commentaire de l'un des administrateurs du site des Écrans, qui explique, alors qu'il répond à plusieurs critiques sur les contenus de l'infographie, que l'infographie était destinée à des néophytes qui liraient la version papier de libé. Mais WeuTeuFeu ! Est-ce parce que des gens ne connaissent pas le streaming de séries télé sur le web qu'il faut pour autant leur raconter des âneries ? Là, dans ce commentaire plutôt insignifiant de l'administrateur, se glisse une figure connue de qui s'intéresse aux pratiques du web : la figure de l'utilisateur-béotien pour lequel seul le discours des interfaces suffit à décrire une technologie ou bien une pratique (même si l'on y croit pas soi-même, ce que laisse entendre l'administrateur des Écrans). Or, dans ce cas, pas de chance, la supercherie, l'effet streaming généré par le download progressif, fait déjà l'objet de pratiques de copies de fichiers audio ou video. Tout ce que l'infographiste nous indique donc dans son dessin, c'est que, lui, croit à ce que lui raconte son ordinateur, l'interface de son ordinateur, ou encore l'interface de son site web (--hypothèse de troll : son ordinateur et son téléphone sont de la même marque de proto-compote--).

Faut-il pour autant blâmer ce genre d'innocence dont font preuve autant l'infographiste que l'admin' quant aux interfaces des produits informatiques ? N'est-ce pas un peu geek, ou nerd, ou, pire encore, "ingénieur" et hautain, que de penser que tout le monde devrait savoir que les interfaces ne décrivent pas forcément clairement ce qu'il se passe dans la machine, qu'elles sont ou sollicitent des représentations de la technique ou des pratiques qui peuvent être fantasques ou décalées par rapport à ce qu'il se passe dans la machine ? Si, ça l'est, hautain. Et précisément, pour moi, il n'est pas question de se placer dans un couple binaire de représentation des utilisateurs qui considère ceux-ci soit comme des imbéciles sous prétexte qu'ils n'auraient pas le langage ou les désirs des passionnés de produits informatiques (quite à en avoir pitié et les aimer pour leur imbécilité), soit comme des nerds/ingénieurs qui formeraient une minorités farfelue, hautaine et autiste, et dont il faudrait, pour ces raisons d'anormalité (Foucault !) négliger le discours sur les machines/usages. Sauf que ce couple de figure agit déjà à bien des endroits, à commencer par notre chère infographie, mais aussi au sein même des interfaces.

Vulgarisation et figures de l'utilisateur béotien (débile) ou sur-compétent (nerd)

Alors que je tentais d'exprimer ma streaming fury sur twitter (qui n'avait rien trouvé de mieux que d'être en overcapacity/plan-baleine, pile à ce moment-là), @politechnicart rappelait que l'on observerait des pratiques dans tous les cas, que leur existence ne dépendait pas de la "vérité" des définitions employées quant aux appareils et aux technologies. Du coup, ce que je reproche aux gens des Écrans, c'est de n'avoir pas percé au sein de leur discours la frontière entre les deux figures de l'utilisateur en question : le débile ou le nerd. Comment auraient-ils pu faire ? En expliquant, au sein même de l'infographie, quelque chose de cet ordre : "définition du streaming sur mega video, deezer et consorts : le site hébergeant la vidéo va la copier sur votre ordinateur sans vous le dire clairement et créer ainsi un effet de streaming".

Avec cette simple phrase, l'infographiste aurait fait son travail de vulgarisation technique à l'attention des néophytes sans tomber dans l'hermétisme super-technique. Il aurait du, par contre, engager sûrement un discours d'accompagnement, puisque cette phrase simple et pédagogique implique une chose anxiogène : les interfaces ou les discours qu'elles fournissent, ne sont pas des discours suffisants pour définir les pratiques et les technologies qu'elles assistent, même si elles font pleinement appel à des représentations de certaines pratiques ou technologies. Ce qu'il est sain de garder à l'esprit, par exemple, lorsque l'on consulte la première page d'un site de rencontre généraliste, question qui permet d'éviter de penser que l'on va pouvoir se marier et vivre un paradis romantique dans les quinze jours qui suivent. Par contre, ce genre de réflexe indique qu'il faut passer "de l'autre côté du miroir" technique, qu'il faut considérer que savoir simplement lire et écrire (quel texte à lire ? quel type d'écriture ?) ne suffit pas pour utiliser les ordinateurs et le web, qu'il faut développer une certaine naïveté/incrédulité (et donc une culture) vis-à-vis des interfaces, ne serait-ce que pour les comprendre et réactiver, plus tard, sa "suspension de l'incrédulité" pour parcourir l'écran ( le terme doit venir de JM. Schaeffer, si je ne dis pas de bêtises).

Lorsque les mots ne correspondent pas aux choses : "ceci n'est pas du téléchargement" !

Ce que je reproche, en fin de compte au journaliste de libé, c'est de pratiquer la promotion et l'exercice d'un pouvoir très simple : renvoyer systématiquement l'explication d'un dispositif à la figure des utilisateurs nuls/débutants/incapables et penser en parallèle que le design d'interfaces résoudra définitivement ce problème, qu'un jour les mots correspondront aux choses, que les interfaces seront suffisamment bien dessinées pour que n'importe qui utilise n'importe quelle machine ! je disais plus haut que la vérité n'est pas l'origine ni le référent ultime des pratiques ou de leur observations, mais elle est toutefois un enjeu important dans ce qui nous préoccupe ici. Plus précisément, elle est un enjeu, lorsque l'on trouve annoncé sur des forums destinés aux webmasters ou aux vidéastes (de type mediacollege.com, etc.) la justification de l'utilisation du progressive donwload, de l'effet streaming, par l'avantage incomparable que les internautes n'y verront que du feu, que l'expérience utilisateur est sensiblement la même. L'avis des techniciens/nerds compte beaucoup, ici, parce que leur vocabulaire technique, soit-disant hermétique aux utilisateurs béotiens, définit clairement le progressive download comme un pseudo streaming, dont l'objectif consiste à berner l'utilisateur. Pour le coup, l'interface et le nom même de la technologie utilisé sont, de l'avis des techniciens qui vont la mettre en place, un mensonge pur et simple. Ceci n'empêche pas le transfert de données et leur visionnage/écoute, mais ce n'est pas l'argument pour lequel la technologie du progressive download aura été choisie.

Pourquoi ne pas annoncer clairement que c'est du téléchargement direct certes dissimulé, alors ? Quel intérêt peut-on avoir à faire passer pour du streaming la copie temporaire de fichiers sur les ordinateurs des internautes ? Quel besoin, les sites web et leurs architectes ont d'utiliser et laisser planer la signification du terme "streaming" ? Si l'on suit la logique de l'infographie de libé qui veut que l'on parte du mot "streaming" pour y associer des pratiques ou des sites, est appelé "streaming", non pas une procédure technique de diffusion de fichiers audio ou video, mais le fait de consulter des films ou des musiques "embarqués" dans un navigateur web plutôt que "ouverts" dans un lecteur dédié à la lecture des contenus audiovisuels (quicktime ou VLC ou n'importe quel autre mediaplayer, dont on voit, à l'écran, design d'interface oblige, que c'est son rôle unique puisqu'il constitue un objet graphique indépendant). L'emploi du mot "streaming" relie symboliquement le fichier et surtout son contenu au web, plutôt qu'à un dossier "mes vidéos" enregistré sur le disque dur de son propre ordinateur.

La faute à qui ? La faute à l'interface user-friendly (méchante interface...).

Il s'agit pour le site web de dissimuler l'opération de copie de fichiers derrière une opération de visionnage, et cette intention est valable que le site propose des contenus légalement acquis ou pas, l'objectif étant que l'internaute revienne "chez lui" (soit pour s'y abonner, soit pour y consulter des publicités). Pourtant la différence entre l'opération de copie et celle de visionnage est relativement simple à saisir puisque les temporalités des deux diffèrent : le téléchargement est souvent, avec l'adsl, bien plus rapide que le temps de visionnage, rendant possible la copie du fichier, pour peu que l'on sache, sur son propre ordinateur, dans quel dossier la vidéo a été copiée par le site web. À moins de se représenter la procédure de visionnage comme du véritable streaming, ou cas intermédiaire, de bien comprendre que l'effet streaming est une illusion, mais de ne pas savoir où trouver les fameux fichiers copiés en douce sur son ordinateur par youtube ou megavideo. Visionner des contenus et trouver/manipuler des fichiers semblent être devenues des opérations incompatibles ou appartenant à des mondes incompossibles.

En fait, c'est un mouvement qui dépasse largement les questions de streaming, et qui touche l'ensemble des OS, operating systems, depuis les années 2000 et leur design de plus en plus "adouci" et orienté vers une pratique plus agréable, intuitive, en somme, user-friendly. pour ces interfaces-gentilles-avec-l-utilisateur (si si, c'est bien la bonne traduction, et on ose ajouter qu'on ne le prend pas pour un c.. !!), on peut aussi observer en même temps, une mise à distance de l'armature système, de la zone "purement technique" qui se trouve réservée, éloignée de l'utilisateur, tant que celui-ci n'a pas montré patte blanche (ubuntu et le "sudo" en est un ex., iOS ou android et l'illégitimation du jailbreak en sont une version extrême). Dans ce mouvement, les dossiers temporaires et de mise en cache des données traitées par les ordinateurs (ceux dans lesquels les sites de pseudostreaming copient intégralement votre alien4 du soir) sont devenus de plus en plus difficiles à trouver ou manipuler : Mac OSx ne doit son arborescence clarissime qu'à la mesure de l'invisibilisation d'une portion importante de certains types de dossiers/fichiers, interdit à l'usage de l'utilisateur. Windows depuis XP ne fait qu'embrouiller chaque fois un peu plus (et verrouiller aussi) l'accès aux dossiers des utilisateurs (à part le fameux mes documents...) qui se multiplient en gardant tous le même nom, etc. Linux n'a pas trop bougé dans son organisation arborescente, mais par contre, la mise a jour des dernières versions de Adobe FlashPlayer a eu pour conséquence de complexifier largement l'organisation des dossiers de mise en cache des contenus affichés par firefox, par ex. Au-delà, donc, du mensonge initial sur la nature du mode de diffusion des contenus en ligne, il existe en plus une invisibilisation grandissante des zones de l'ordinateur personnel dans lesquels se passent des opérations qui étaient jusque là aisément accessibles. Cette invisibilisation évolue clairement à la vitesse où les internautes bidouillent et trouvent des astuces pour copier les contenus, c'est-à-dire qu'elle signifie clairement qu'il s'agit de ralentir ce type de pratique en leur mettant des bâtons dans les roues, en leur rendant la tâche laborieuse.

Ainsi, lorsqu'un collègue utilisant un mac book pro doit faire travailler ses étudiants sur le journal de 20h en replay à TF1, il me demande de lui récupérer les fichiers correspondants, puisqu'il ne sait pas les localiser lui-même sur sa machine, puisqu'il n'a pas les moyens rapides et explicites de savoir où ils se trouvent. Lorsqu'une amie veut me montrer son émission culinaire préférée, qui n'est plus en VOD depuis la veille, c'est dans le cache de son ordinateur qu'on la retrouve et qu'on en copie une portion qu'elle montrera plus tard encore à sa mère. Et ainsi de suite. Aucun bouton, aucune fenêtre de dialogue, et encore moins feu steve Job, n'auraient eu la bonne idée de leur indiquer où se situait tout ce matériau sur leurs propres ordinateurs... Cela s'ajoute au fait que nombre d'internaute sont convaincus que MSN et skype et webcammo.com ne sont pas vraiment de la vidéo (ils ont raison dans le sens où c'est, cette fois-ci du vrai streaming !!), mais seraient surpris de constater que les images sont parfaitement enregistrables et manipulables comme n'importe quel autre film. Seulement, là aussi, aucun bouton, aucune "appli" ne vient indiquer l'enregistrement possible... Aujourd'hui, moi-même, je ne sais plus bien comment m'accommoder des nouvelles modalités de fonctionnement du player flash dans les différents OS que je suis amené à fréquenter.

Mythologies de la consommation de contenus en ligne : représentations comme fichiers, représentations comme contenus

L'effet de streaming a un fonctionnement assez proche, en plus d'y être directement articulé, des interfaces user-friendly : comme ces dernières, il rend invisible des opérations techniques qui ont pourtant lieu à portée de clic de l'utilisateur de la machine et que d'autres interfaces ou d'autres types de représentation du fonctionnement de la machine rendraient transparentes. En cela, il donne l'impression qu'il n'y a rien qui puisse être fait aux contenus affichés à l'écran, sinon de les consulter. On peut même dire, qu'en familiarisant autant d'internautes avec l'idée de regarder seulement des vidéos en ligne (youtube/pegaupload même combat), il participe à la production même de l'idée de "contenus nus" et de leur existence dans les nuages, dans le fameux cloud. C'est avant tout un rôle de garde-fou technique pour les websites : donner accès à des millions de fichiers audiovisuels tout en laissant penser que l'on ne peut pas les manipuler, puisque l'interface ne le dit pas. Embarqués dans les seuls navigateurs et les pages des sites web, les fichiers audiovisuels se trouvent dépouillés de leur coquille/contenant, de leur icône avec son menu contextuel (clic droit ou ctrl+clic), etc. Hors de l'explorateur de fichiers les fichiers audiovisuels n'en sont pas vraiment, et hors des procédures effectives de manipulation, de copie, de collage de renommage, etc., les contenus perdent une certaine matérialité documentaire, pour gagner en échange un statut mythique depuis l'avènement du web 2.0, celui de "contenu nu". On pourra toujours se dire que "et alors ? on s'en fiche de les copier, les fichiers, puisqu'ils sont déjà en ligne ?".

Oui voilà, ils y étaient, plutôt, jusqu'à la semaine dernière, et les dégât sont sans précédents concernant tout un pan des pratiques culturelles d'archivage et de partage de films rares, de disques épuisés, etc (le post de A. Hervaud sur slate.fr en fait la synthèse). le problème du cloud reste que les internautes deviennent autorisés à accéder à leurs propres données (illégalement acquises ou non), plutôt qu'ils n'y accèdent par leurs seules compétences techniques : l'autorisation d'accès s'obtient, la compétence s'acquière. Paradoxalement, les internautes n'ont jamais autant copié et trimbalé des fichiers images ou sonores de leur téléphone à leur ordinateur, à des clés USB, etc., mais ce sont d'abord ceux qu'ils ont produits eux-mêmes, pas ceux des "industries culturelles". Ensuite, quand ces fichiers copiés et recopiés sont des fichiers qui contiennent des films ou des chansons protégées par des législations diverses et variées, ils sont copiés en tant que fichiers, manipulés comme on manipule par ailleurs des cassettes ou des CD : la représentation en tant que fichier est une représentation de la matérialité d'un support (par une icône, c'est marrant !), alors même que la vignette qui présente un contenu en présente déjà "l'intérieur", n'est déjà plus un contenant mais une fenêtre, un aperçu, etc. L'objectif des politiques de design user-friendly consiste à faire disparaître une des possibilités de se représenter les choses, ou plutôt à la réserver à une classe précise d'usagers, ou bien une classe précise d'évènements : les techniciens/nerds et les moments où il y a un problème font encore référence à l'idée de fichier manipulable (itunes qui indique "fichier manquant" par ex. alors que ce logiciel ne parle que titres, d'albums, etc.).

C'est-à-dire qu'il n'est pas question de considérer que l'ère des contenus aurait remplacé l'ère des fichiers/documents, ce serait d'abord imbécile en terme de chronologie, et aussi du point de vue d'une compréhension globale du dispositif articulant les interfaces, les contenus et les objets technologiques eux-mêmes (JM Salaün en rappelle assez bien l'articulation en présentant sa théorie du document). Surtout la manipulation par fichier devient simplement le fait de certaines personnes, elle est réservée, et elle est réservée en tant que moyen de se représenter le fonctionnement de la machine mais aussi en tant que moyen de se représenter les activités, les usages, et les usagers. Les interfaces qui représentent encore les contenus comme des fichiers restent les outils des techniciens, ne serait-ce que parce la totalité des systèmes informatiques (des ordinateurs les plus puissants au téléphones les plus pourris) sont construits sur des arborescences de fichiers, même si, à l'autre bout de la chaîne, l'usager n'en a absolument pas conscience ; son téléphone, son ordinateur, lui le sait bien !! Pour moi, une machine, un téléviseur ou un téléphone par exemple, reste un objet vivant dans la mesure où il incarne une dynamique le plus souvent conflictuelle entre des représentations d'usages et d'usagers qui sont matérialisés par l'objet lui-même. Les sites de streaming en sont un exemple, aussi, et y sollicitent la conception des données comme contenus nus précisément parce que cette idée a une place dans un conflit d'usages : la consultation d'œuvres et de biens culturels tels qu'ils sont définis par les industries culturelles elles-mêmes.

Streamingfury /final countdown : disempowerment et représentations des usagers du streaming

Souvent les sciences sociales sont animées par le problème de donner crédit, tout crédit ou pas du tout, au discours technique. Sauf que dans le cas qui nous occupe ici, le "non-technique" est incarné dans un discours d'opposition à une vision technique et techniciste, mais n'en est pas moins une vision technique lui-même. C'est un jeu de morale qui veut que l'on pose comme normal le fait de ne pas savoir comment copier un contenu (ceux qui le savent sont des pirates), et comme normal le fait de visionner des contenus sans devoir les manipuler comme des fichiers (ce qui n'empêche pas les quinze clics nécessaires pour accéder à un téléfilms en ligne, en VOD ou en download...). Sauf que ces normalités là, associées à la figure de l'internaute-béotien, se trouvent être construites sur le genre de petits mensonges qui font que l'on peut légitimement, aussi, techniquement, se poser la question de qui possède les fichiers, qui les visionne, qui en bénéficie, etc. Derrière la bourde des Écrans sur le pseudo-streaming, se pose à mon avis le fait qu'il semble normal de vouloir dessiner des interfaces qui simplifient les usages, alors que le plus souvent, actuellement, pour ce qui concerne le web (les smartphone et les tablettes aussi évidemment, c'est la même question), le design d'interface est toujours à double tranchant et offre quelque chose pour avoir quelque chose d'autre en échange. sauf que cette seconde chose est mal /peu/pas annoncée. Dans tout ce processus de téléchargement progressif passant pour du streaming, le site web qui diffuse le contenu, prend le soin de l'effacer dès qu'il l'a décidé pour l'internaute, l'absence de traces sur les ordinateurs-clients étant le signe du véritable streaming. C'est-à-dire que la machine de ces internautes est capable d'effacer des données sans qu'ils ne le sachent, ou n'y puissent rien faire. Que ces données soient légalement consultables ou pas, là n'est pas le problème, s'ils avaient utilisé soit le direct download, soit le peer to peer comme système de téléchargement, ils n'auraient pas à subir les incursions univoques de grosses entreprises comme apple ou adobe/flash dans leurs propres usages, pourraient choisir leurs propres codecs de video, etc. Bref, l'enjeu serait que les internautes ou les utilisateurs puissent évaluer en quoi un choix technologique fait par l'entreprise qui produit le matériel qu'ils utilisent est bon ou mauvais pour eux-mêmes, avant qu'elle ne leur leur emballe à coup de gros blabla publicitaire bien fumeux. Bon là est-ce que je ne suis pas en train de rêver que les béotiens se transforment tous en nerds pour les sauver de leur état de démunis techno-culturels ?

Rappelons la citation de Kranzberg qui veut que la technique ne soit ni bonne ni mauvaise ni neutre... Aussi, plutôt que de fondre dans une vision toute techno-centrée propre à bien des ingénieurs, ou dans une vision technofuge sous prétexte qu'il ne faudrait pas tomber dans la première vision, voyons d'abord ce que nos nerds et techniciens peuvent nous apprendre du dispositif et des tensions qui le parcourent. Et nous revoilà avec nos figures d'usagers, les nerds et les internautes béotiens.Il faut bien voir d'abord que la figure du technicien/nerd peut tout aussi bien passer d'une compréhension/usage des interfaces user-friendly, donc leur accorder une certaine crédibilité, et d'autres types d'interfaces moins friendly, ou moins graphiquement intégrées. C'est le quotidien de nombreux utilisateurs des OS à base de linux, qui peuvent passer d'une interface de la qualité graphique de mac osX comme KDE ou gnome shell, à une interface très sobre et succincte de type openbox (un seul menu, pas de trucs dynamiques, ni transparences animés, ni d'étoiles qui brillent ou clignotent de partout), à des instructions passées en ligne de commande sur une console). La différence donc n'est pas que nos deux figures d'usagers vivraient des expériences radicalement distinctes, les nerds copiant et piratant tout ce qu'ils trouvent, et les autres ne faisant que consulter illégalement "Johnny s'en va en guerre" "joséphine ange gardien" ou "naruto". La différence entre les deux figures se situe dans le fait que la première comporte déjà l'autre, mais pas l'inverse. Toutefois, ce sont des figures, et gardons à l'esprit leur dimension heuristique sans toutefois les essentialiser trop vite : je suis et l'une et l'autre figure (à ce moment de la lecture, normalement, chacun doit réaliser qu'il s'était mis depuis le début de ce post dans l'une ou l'autre sans hésiter ;-) )...

à suivre...


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